L’Olympia de Bordeaux, Novembre 1940

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Comme pour les autres concerts, on dispose de relativement peu d’informations relatives directement à Django ou au quintette. Je pense néanmoins que ces quelques éléments vous apporteront un éclairage supplémentaire sur la carrière de Django.

Contexte

Lorsque Django et son nouveau quintette prennent le train pour Bordeaux à la fin du mois d’octobre, ils ont déjà joué ensemble pendant presque un mois complet, dans diverses circonstances (music-halls, cabarets, radio (?), évenements ponctuels). On peut supposer que leur numéro commence à être rôdé et qu’il règne une certaine complicité dans le groupe.

Ils vont à Bordeaux avec une troupe d’artistes : ils seront du 31 octobre au 7 novembre, à l’affiche de l’Olympia, cinéma reconverti en music-hall (comme le Normandie de Paris). Fred Adison, chef d’orchestre de variétés/jazz et bordelais d’origine, a inauguré cette formule de music-hall le mois précédent. La formule ayant été concluante, elle est reconduite le mois suivant. Le cocktail proposé comprend en octobre comme en novembre un orchestre de jazz, une chanteuse, un fantaisiste, des acrobates, des danseuses, et d’autres numéros divers – seuls les noms changent (Django au lieu de Fred Adison, Fréhel au lieu de Lucienne Delyle etc.) Fred Adison semble être l’organisateur de ces spectacles.

Autre anecdote rapportée par Delaunay, dans le train pour Bordeaux, Django aurait perdu d’avance son cachet de la semaine en jouant aux cartes avec Fréhel et Adison.

Tout comme à Paris, les loisirs reviennent à Bordeaux à partir de l’automne 1940: rencontres sportives, théâtres, cinémas, music-halls sont rouverts. Cependant, il y a un couvre-feu imposé de 23h30 à 3h du matin, et les premières mesures antisémites sont annoncées…

En l’absence de Charles Delaunay ou Hugues Panassié, c’est toujours Daidy Davis-Boyer qui gère la carrière de Django.

La salle de spectacle

L’Olympia de Bordeaux est une belle salle de 1548 places (à comparer avec les 2000 places du Normandie), acquise par le groupe Gaumont en 1922 et située dans le centre-ville, cours Georges Clémenceau. Cette salle a été transformée/modernisée en 1939 et je n’ai pas trouvé de photos de la salle telle qu’à l’époque des concerts qui nous intéressent.

Les gérants de l’Olympia sont d’après la revue spécialisée le Film de Déc 1940, Benard et Ullman mais je n’ai pas trouvé de détails supplémentaires.

Si comme indiqué plus haut, l’Olympia se change en music-hall pour quelques spectacles, il semble bien que le cinéma reste sa vocation première. Entre les deux spectacles (celui de Fred Adison début octobre et celui de Django début novembre), est projeté Les Cinq sous de Lavarède, un film d’aventures avec Fernandel datant de 1938; et une fois le spectacle avec Django fini, seront projetés d’autres films fournis cette fois-ci par le distributeur allemand Tobis (les trois Codonas, le Maître de Poste).

Pour avoir une idée de l’offre culturelle à Bordeaux, il faut savoir qu’il y a 2/3 théâtres (le Grand Théâtre, le Trianon et l’Eden mais le Grand Théâtre fait relâche cette semaine-là) et une vingtaine de cinémas (15 en semaine et de 20 à 30 le week-end) qui passent tous des films cette semaine-là. Il ne semble donc pas y avoir beaucoup de compétitions dans le même créneau.

Probablement la salle telle qu’elle était à l’origine.
La salle Olympia-Gaumont en 1932, sans doute proche de ce qu’elle était en 1940.
L’entrée du cinéma en janvier 1941

Les annonces du concert

Quelque chose qui a dû moyennement faire plaisir à Django (s’il a lu ce journal), c’est de voir qu’il n’était même pas mentionné dans la pré-annonce de la série de concerts alors que le moindre des autres numéros est mentionné…

Heureusement, Django et son quintette sont annoncées comme des têtes d’affiche les jours suivants.

On peut voir que Django et le Quintette jouent deux fois par jour, trois le vendredi et le dimanche.

Contrairement aux spectacles du Normandie, le prix n’est ici pas annoncé.

Les vedettes du spectacle suivirent la tradition locale et rendirent visite aux étudiants, qui inauguraient leur nouveau bar, 14 cours Pasteur. Sur la photo parue dans la Petite Gironde, on reconnaît Daidy Davis-Boyer à gauche, Fréhel assise près d’elle, Josselin derrière elles, Gabriello au centre, les membres du Quintette facilement distinguables en blanc. Les autres personnes étant probablement des membres de l’association des étudiants.

Le déroulé du spectacle

Ce spectacle de music-hall se compose de 10 attractions dont je n’ai pas pu trouver l’ordre précis. Ils sont accompagnés par l’orchestre de Paul Chabot.

Le présentateur

Gabriello, de son vrai nom André Galopet, est un chansonnier et acteur. Comme le montre sa carrure sur la photo avec l’association des étudiants, Gabriello est un bon vivant disposant d’un physique reconnaissable. Cela lui a permis de jouer de nombreux seconds rôles au cinéma. Il était également chanteur, avec une voix à la Trénet, d’après l’enregistrement disponible sur internet. Il a aussi eu une belle carrière de théâtre et music-hall. Au final, il aurait collaboré à 3500 chansons, 350 sketches, 35 revues et 60 films. Pour ceux qui veulent en savoir plus, il se raconte dans un livre intitulé Souvenirs d’un homme de poids, paru en 1951.

Dans une lettre adressée à Gabriello, on apprend que durant l’Occupation, un des privilèges d’appartenir à la SACEM est de pouvoir obtenir un bon de charbon supplémentaire auprès de la mairie d’arrondissement. Son entrée à la SACEM était parrainée par Léo Daniderff, le créateur de Je Cherche Après Titine et Gabriello parrainera plus tard celle de Charles Aznavour.

La vedette

La vedette du spectacle est Fréhel, notre chanteuse de blues à nous. Marguerite Boulc’h de son vrai nom, est née en 1891. Elle a connu le succès dans les années 1910 avec un répertoire de chansons réalistes. Après une série de drames personnels (perte d’un enfant, divorce, brève liaison puis rupture avec Maurice Chevalier), elle plonge dans l’alcool et la drogue et quitte la France. Elle voyage en Europe de l’Est et en Turquie, d’où elle sera rapatriée en France en 1923.

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En 1925, malgré ses problèmes et son déclin physique, elle remonte sur scène. Le public ne l’a pas oubliée et apprécie toujours son répertoire unique. Ce succès (et son physique particulier) lui vaut des propositions du monde du cinéma (on la voit notamment dans Pépé le Moko).

Sa carrière discographique (1926-1939) est bien plus courte que sa carrière complète mais sa voix unique a laissé une trace importante dans le paysage culturel français: de nombreux chanteurs revendiquent son influence ou évoquent regulièrement leur admiration pour elle ; on peut aussi entendre ces chansons dans plusieurs films.

Parmi les succès, on peut noter : La Coco, La Chanson des Fortifs, Si tu n’étais pas là, Comme un moineau, La Java Bleue, Tel qu’il est.

En mai 1940, elle chantait à Bobino. Elle a probablement fui Paris, comme la plupart à la fin du mois mais est revenue assez vite puisque dès juillet, elle fait sa rentrée au théâtre Pigalle. On ne sait pas exactement quel est son répertoire mais un journal rapporte que « la vedette, dès son entrée, conquiert la foule et détaille avec gouaille ou émotion des couplets de genres variés ». Elle passe ensuite à l’ABC, où le succès est tel que le programme est prolongé d’une semaine. Au mois d’août, elle est au théâtre de l’Etoile et en septembre aux Folies Belleville. Les journaux indiquent parmi les morceaux qu’elle interprète: Sans Lendemain et Chanson tendre.

Pour ceux que cela intéresse d’en savoir plus, voilà une belle étude comparée entre Fréhel et Bessie Smith: Lire l’étude.

Django Reinhardt et son Quintette

Le Quintette emmené à Bordeaux par Django est composé sans aucun doute (et sans surprise) de Joseph Reinhardt à la guitare rythmique, d’Hubert Rostaing à la clarinette, de Pierre Fouad à la batterie. Le bassiste serait Tony Rovira mais comme il n’apparaît pas sur la photo prise au bar des étudiants, il est difficile de confirmer.

Le mystère qu’il reste encore à éclaircir est : qui est la chanteuse qui accompagnait le quintette? Est-ce Josette Daydé, la même chanteuse qu’au Normandie (et qu’on peut entendre chanter Coucou)? C’est en tout cas ce qu’annonce avant les concerts, la France de Bordeaux et du Sud-Ouest le 30 octobre 1940. Cependant Delaunay indique dans Django, mon frère, que Django avait été agacé par Josette qui n’attaquait jamais au bon moment, était à contre-temps et qu’il avait choisi de la remplacer par Nila Cara pour cet engagement à Bordeaux. Les comptes-rendus du concert ne mentionnent pas le nom mais indiquent que la chanteuse qui accompagne Django est blonde. Nila Cara étant blonde, et ayant commencé sa carrière en janvier 1940 (c’est en tout cas la date des premières mentions de son nom dans la rubrique Spectacles des journaux), cela semble fort plausible. Son répertoire est différent de celui de Josette Daydé, avec des chansons plus sombres, mélancoliques. Cela également correspond aux comptes-rendus du concert (voir plus bas).

Au niveau du contenu, si on estime le concert à environ 30 mn, cela correspond à 6 ou 7 morceaux. On sait qu’à l’époque, le Quintette jouait Nuages (évidemment), Blues en mineur, Rythme Futur, Appel Indirect, Begin the beguine etc.

Les actualités ACE

Comme indiqué dans l’article sur les concerts au Normandie, sous le nom Actualités A.C.E. se cachent en fait les actualités de propagande allemande. Les différentes maisons de productions de films documentaires avaient été fusionnées avant guerre en une entité, Deutsche Wochensau, GmbH afin de faciliter le contrôle et la censure par le ministère de la propagande. Les actualités conçues, montées et sonorisées à Berlin sont exportées en 18 langues dans 37 pays différents. Ce programme comporte des informations internationales complétées par des bandes prises en France avec la collaboration des services d’actualité de Paris et de province.

Ces actualités ont fait leur apparition sur les écrans de Paris dans les programmes de la semaine du 1er août 1940, avant d’être également envoyées dans tous les cinémas de la zone occupée. Elles passent d’une durée de 20 à 40 mn durant la guerre.

La réaction du public à ces actualités n’est pas bonne et il est ordonné aux exploitants de projeter ces actualités en salle éclairée. Dès janvier 1941, des incidents sont rapportés et plus les années passeront et plus le public se moquera de cette propagande.

Sur le site de l’INA, on peut se faire une idée de ce que les spectateurs de l’époque ont vu avant le spectacle de Django: parmi les bandes du 6 novembre, on a un reportage sur le retour du maréchal Pétain à Vichy, après son entrevue avec Hitler et un document sur le premier cross cyclo-pédestre de l’année.

Les attractions

Irène de Trébert et ses 9 beautés, est un numéro de danse. Irène de Trébert, née en 1921, a moins de 20 ans lors de cet engagement à Bordeaux mais ayant commencé sa carrière de danseuse très jeune, à 5-6 ans comme petit rat de l’opéra, c’est une professionnelle accomplie. De 1929 à 1934, elle participe en tant que danseuse et chanteuse à des ballets et spectacles pour enfants, pour adultes ainsi qu’à des évenements mondains (galas, soirées privées). A partir de juin 1934, elle s’entoure de 6 danseuses, les Moineaux de Paris. Elle chorégraphie elle-même les danses (danses classiques et danses de genre) pour ce spectacle qui les emmènera en province, pour une tournée de 6 mois. En septembre 1938, Irène de Trébert vient d’être engagée au Casino de Paris, elle partage la vedette avec Maurice Chevalier. On apprend aussi à cette occasion qu’elle revient d’Amérique.

Durant l’Occupation, Irène de Trébert devient un symbole du mouvement zazou grâce à ses chansons et aux films auxquelles elle participe (Mademoiselle Swing en 1941 notamment). On peut voir Francis Lucas et André Lluis dans l’orchestre de Raymond Legrand qui accompagne la chanteuse. Je vous ai choisi un extrait du film ci-dessous. Si vous aimez (chacun ses goûts…) il y en a d’autres disponibles sur Youtube.

Il est à noter qu’Irène de Trébert créera deux chansons sur des musiques de Django: Je t’aime (sur l’air de Swing 39, paroles de Jacques Larue), Swing Rêverie (sur l’air de Swing 42, paroles de Laurence Riesner).

Collection F Ravez
Collection F Ravez

En août 1940, elle proposait déjà son ballet sur la scène de l’ABC. Un article de Paris-Soir nous donne une petite idée de ce qu’ont probablement pu voir les Bordelais en novembre. Trois numéros de danse: un blues, une czardas hongroise et un ballet swing chorégraphiés par Irène, avec des costumes dessinés par Irène.

Jacques Josselin, fantaisiste marseillais, artiste de music-hall et acteur/chanteur d’opérette. Il semble commencer sa carrière en 1928 avec le surnom de grand dadais (il est mince, élégant, sympathique d’après les journaux). En novembre 1930, le journal culturel Comoedia appelle à encourager ce chanteur comique: « il a de bons effets, mais il les gâte quelque fois en imitant Maurice Chevalier ». En 1933, lors de son passage à l’Alhambra, les journaux semblent l’apprécier: « bon diseur comique de café-concert qui s’essaye avec adresse dans un répertoire un peu plus distingué que Pierre Dac ». Il aime apparemment tous les aspects du métier et on le voit en tant que présentateur de spectacles à Médrano, chanteur dans des opérettes, chansonnier, comique. Les critiques semblent l’apprécier mais lui reprochent son répertoire. En mai 42, au Petit casino, on reconnaît son expérience « mais on pourrait lui reprocher de mettre un métier très sûr au service d’un répertoire assez contestable » et en décembre 42, à l’Européen, on apprécie ses « qualités sympathiques, une application digne d’estime, une nature de bon méridional qui surveille et tient en bride une exubérance volontiers débraillée. Il fait des efforts louables pour amuser le public avec un répertoire un peu inférieur à ses moyens. »

Chiesel, jongleur et équilibriste. Parfois orthographié Chiezel, les journaux le décrivent comme l’homme qui fait tout à l’envers, l’homme qui marche sur la tête (il descend par exemple, l’escalier du cirque Médrano sur la tête en 1950). Il semble commencer sa carrière en 1932 au casino d’Aix.

Odile Maeckers contorsionniste. Odile Maeckers vient d’une famille d’acrobates: les Pels-Maekers. Ils apparaissent en trio (un porteur et deux voltigeurs dont une fille) en 1924 au Palais de Cristal à Marseille. Ils semblent tourner surtout dans le sud de la France (Alger, Marseille, Biarritz, Bordeaux). En 1927, on aprend que le trio est accompagné sur certaines scènes d’un groupe de fillettes entraînées à des jeux de force et de courage. En 1931, c’est sous la forme d’un duo père-fille qu’on retrouve les Maekers. En décembre 31, apparaît Miss Maekers, contorsionniste au cirque d’Hiver puis à Aix-en-Provence pour des « danses périlleuses et de séduisantes dislocations ». Les journaux la décrivent comme « très blonde et très charmante ». Durant l’Occupation, mise à part ce spectacle à Bordeaux, elle semble se produire uniquement à Paris (à l’Avenue, à Médrano, à l’Européen, à Bobino, aux Folies Belleville).

Les Donald maîtres de l’équilibre. Je n’ai pas pu trouver d’information sur ce numéro. Comme les journaux insistent sur la force des Donald’s, on peut imaginer un numéro de main à main ou de portage.

Gisèle Salagur, la femme volante. Gisèle Salagur avait initialement un numéro de trapéziste en couple avec son mari, sous le nom Les Amants de la mort. Leur première apparition semble dater de mars 1937 au cirque Médrano. En novembre, ils ont eu un accident au cirque de Rouen: Gisèle est tombée sur la piste (le numéro se faisant sans filet). Ils n’ont pourtant pas abandonné le métier puisqu’on les retrouve de nouveau à Médrano en octobre 1938. En janvier 1939, Salagur est malade. Il essaye d’assurer le spectacle mais doit être emmené à l’hôpital où il décedera. Malgré ce deuxième coup dur, Gisèle Salagur continue le métier et en avril 40, elle est de nouveau sur la piste du cirque. En juillet 1940, elle est au théâtre Pigalle avec Fréhel. La dernière mention de Salagur dans les journaux est en mai 1941, elle joue alors dans la revue des Ambassadeurs.

Les critiques du concert

Les critiques de la Petite Gironde et de la France de Bordeaux et du Sud-Ouest s’accordent à trouver le programme de l’Olympia d’une qualité inégale mais suffisamment varié pour plaire à tous les publics. On retrouve également la critique qu’on fera souvent à Django et son nouveau quintette: leur prestation bien qu’originale et indiscutablement musicale est un peu monotone. Le critique de La France de Bordeaux est même plus acerbe et considère que « les rythmes nostalgiques du Hot Club de Django Reinhardt doivent séduire surtout les mélomanes ».

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